En octobre 1881, Rodin
obtint de la direction des Beaux-Arts la commande de deux grandes statues
destinées à compléter la Porte, Adam et Eve. L'importance
qu'il prévoyait de leur donner est indiquée par leur prix : 5 000 francs
chaque, alors que la dépense prévue pour la Porte elle-même ne
devait pas dépasser 8 000 francs. Mais la Porte n'ayant pas connu
d'aboutissement du vivant de Rodin, ce n'est que tardivement, au musée
Rodin, que fut réalisée cette disposition dont Rodin avait cependant
toujours gardé le projet.
Au cours de son premier voyage en Italie au printemps 1876, il avait
été saisi d'enthousiasme, à Rome et à Florence, par Michel-Ange ; et
Adam et Eve reflètent directement cette admiration : Adam
tend son index pour recevoir, comme au plafond de la Chapelle Sixtine,
la vie que va lui donner Dieu le père. Cependant le genou plié, la position
oblique du bras en travers du torse et l'inclinaison de la tête sur
l'épaule renvoient plutôt à la Pieta du Duomo de Florence dont
Rodin s'était déjà souvenu pour le guerrier blessé de la Défense
(1879).
Rapidement modelé, Adam est le premier élément lié à la Porte
qui fut doté d'indépendance : le plâtre figura en effet au Salon de
1881 sous le titre la Création de l'homme. Comme lui, Eve
fut exécutée dès 1881. Mais, attentif à l'extrême à son modèle, la brune
Anna Abruzzezzi, Rodin, ce "chasseur de vérité et guetteur de vie",
s'étonnait de devoir reprendre chaque jour le bassin de la figure. "Je
voyais changer mon modèle sans en connaître la cause, confia-t-il beaucoup
plus tard à Dujardin-Beaumetz ; je modifiais mes profils, suivant naïvement
les transformations successives de formes qui s'amplifiaient. Un jour
j'appris qu'elle était enceinte ; je compris tout. Les profils du ventre
n'avaient changé que d'une manière à peine sensible ; mais on peut voir
combien j'ai copié la nature avec sincérité en regardant les muscles
des lombes et des côtés. (...) Je n'avais certainement pas pensé que,
pour traduire Eve, il fallût prendre comme modèle une femme enceinte
; un hasard, heureux pour moi, me l'a donnée, et il a singulièrement
aidé au caractère de la figure. Mais bientôt, devenant plus sensible,
mon modèle trouva qu'il faisait trop froid dans l'atelier ; elle espaça
les séances, puis ne revint plus. C'est pour cela que mon Eve n'est
pas finie" (H. Dujardin-Beaumetz, Entretiens avec Rodin, 1913).
En effet Rodin laissa alors de côté la version grandeur nature, dont
l'épiderme, irrégulier, montre bien qu'elle n'est pas terminée, pour
exécuter une Petite Eve ou Eve jeune, au corps plus lisse
et plus sensuel, dont il existe plusieurs versions et de très nombreux
exemplaires.
La grande Eve ne fut en revanche présentée au public qu'au Salon
de la Société nationale de 1899 à Paris (bronze), tandis qu'un plâtre
figurait dans l'exposition Rodin qui circula en Belgique et aux
Pays-Bas pendant le printemps et l'été 1899. De nombreux bronzes furent
dès lors réalisés dont l'un, en 1911, destiné au musée du Luxembourg
à Paris (déposé en 1918 au musée Rodin ; exposé salle 7). Certains,
dits Eve au rocher (comme celui qui est présenté près du bassin),
présentent un rocher à l'arrière : ces bronzes là correspondent au marbre
pour lequel un soutien supplémentaire se révéla nécessaire. Deux exemplaires
en marbre sont connus : le premier fut taillé par Antoine Bourdelle
entre 1901 et 1907 (Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek), tandis que
le second fut réalisé dans les dernières années de la vie de Rodin,
pour son futur musée (exposé dans la Galerie des marbres).
"Comme de loin ployée dans ses bras, dont les mains tournées vers le
dehors voudraient repousser tout, même son propre corps qui se transforme"
(Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin, 1928), Eve reste aujourd'hui
encore l'une des oeuvres les plus appréciées de Rodin, peut-être en
raison de la complexité des sentiments qu'elle suggère :"honteuse de
la faute, courbée sous la terreur, obscurément angoissée moins par le
remords du péché que par l'idée d'avoir créé des êtres pour la douleur
future, (... la grande) Eve est un bronze d'aspect formidable et Rodin
y est tout entier" (Camille Mauclair, Auguste Rodin., 1918).
Biographie
Musée Rodin